La Montagne

Revue mensuelle du Club Alpin Français

Premier numéro (1905)






PROGRAMME



Dans la montagne tout est grand, depuis les phénomènes dont elle est témoin, jusqu'aux idées qu'elle évoque. C'est là le secret de son influence sur les hommes. Le rôle de l'alpinisme a été de révéler au monde moderne la valeur récréative, éducatrice et instructive de la Montagne. C'est de l'étude de ces divers facteurs que sortira notre programme.

Le Club Alpin Français a décidé, après trente ans d'existence, de transformer ses publications. Au lieu d'un Bulletin, obligé souvent d'enregistrer des faits d'un intérêt secondaire; au lieu d'un Annuaire, qui prenait au Bulletin le meilleur de la vie alpine, il a — poussé par ce vent d'activité qui souffle sur tous, qui empêche les longues lectures et qui substitue aux livres les revues — décidé de fondre Annuaire et Bulletin en une publication unique, ayant pour titre : La Montagne, Revue mensuelle du Club Alpin Français.

Dans sa préface de l'Homme devant les Alpes, Charles Lenthéric a compris toute l'ampleur de notre terrain de récréation et d'étude. « II faudrait une génération de Bénédictins, à la fois touristes et géologues, botanistes et géographes, archéologues et historiens, artistes et érudits pour explorer à fond les Alpes; il en faudrait une seconde pour les décrire. » Certes notre champ est immense. Qui de nous peut se vanter de bien connaître une partie, fût-elle infime, de notre domaine ? Quels sont, parmi nous, les érudits qui n'ont pas eu un moment d'étonnement à la vue de ce monument élevé aux Origines de l'Alpinisme jusqu'en 1600 ? Et il ne s'agit là que d'une faible part de la connaissance des Alpes.

Les fondateurs du Club Alpin Français lui ont assigné une mission d'intérêt général, admirablement résumée dans les paroles de Cézanne, qui sont le commentaire éloquent des Statuts du Club Alpin. De ce programme de régénération physique et morale de notre race par la montagne, il est découlé la nécessité de s'adresser à tous.

Certains ont vu dans le nouveau champ d'action qui leur était offert une simple distraction, garante des travaux futurs; ils sont venus chercher dans les altitudes la détente, reposante des innervations urbaines. Pour ceux-là nous ferons appel aux littérateurs, à ceux qui savent décrire avec art les sensations vécues. Nous laisserons même venir à nous la « nouvelle », lorsqu'elle vivra dans le cadre de nos montagnes. N'avons-nous pas assisté dernièrement au succès d'un roman se passant dans un milieu alpin ? Les foules envahissent chaque année — en forte progression sur l'année précédente — les vallées et les cols de nos Alpes et de nos Pyrénées. A ces foules désireuses, au retour, de savourer encore les jouissances passées, les auteurs littéraires seront désormais obligés de présenter des tableaux de leur choix. Et quel cadre moins banal, quel horizon plus neuf pourront-ils trouver ?

A ces curieux, il faudra le récit d'excursion plein d'humour, l'observation du moi des autres qui fait se replier sur elle-même l'âme la plus légère, qui fait penser.

Il est rare que la curiosité n'amène pas l'esprit à s'instruire; c'est l'appétit, nous allions dire, c'est l'apéritif de l'intelligence. Après avoir fait une visite à la montagne dans un but purement récréatif, après y avoir goûté les enseignements qu'elle apporte à chaque pas gagné sur le monde d'en haut, les curiosités inciteront à chercher des clartés sur ce monde nouveau. C'est ce qui est arrivé à la plupart d'entre nous, et c'est ce qui, de plus en plus, arrivera. Nos fils ont en général une instruction beaucoup plus poussée vers la science que la nôtre ne l'a été et il n'est même pas rare d'entendre maintenant des jeunes filles raisonnant de matières qui étaient lettres fermées pour leur devancières. Marchons donc avec le temps.

C'est l'histoire qui nous sollicite la première. Quel intérêt que d'apprendre le tréfonds de cette vie, devant laquelle nous passons — un peu rapidement — de cette vie si différente de la nôtre. Nous y verrons, notamment, que la montagne a été le refuge de la liberté... Et toute l'histoire de nos hautes communes est à rechercher dans leurs archives, matériaux qui serviront à élever le monument historique, depuis longtemps attendu. C'est la sociologie de la montagne, c'est l'économie alpestre, qui nous montreront que la vie syndicale fleurit dans les Alpes de temps immémorial, alors qu'elle n'existait pas sur les plaines, alors qu'elle était défendue par des lois ineptes. Que d'études intéressantes nous apportera la lutte permanente du montagnard, travaux d'endiguement contre les torrents, travaux de reboisement contre les avalanches.

Les patois aussi sont très dignes d'attention : poussé par nos réclamations, l'État a créé une chaire des patois. Et nulle part mieux que dans notre domaine les langues anciennes n'ont poussé des racines tenaces. Chaque nom de lieu, torrent ou montagne, lac ou colline, a été autrefois un nom commun. Grâce à la forme si caractéristique des pays élevés, il est parfois possible, par des rapprochements heureux, de retrouver certains radicaux des langues mortes. La toponomastique, cette science nouvelle, préoccupe tous les géographes alpins ou pyrénéens.

La météorologie a beaucoup plus à apprendre des observations dynamiques que des observations statiques, comme l'affirmait, il y a longtemps, le grand savant qu'était Faye.

C'est l'orophysique, cette branche importante de la géophysique. C'est l'étude des formes du terrain plus saisissante dans notre empire que partout ailleurs. C'est la glaciologie, née de nos efforts, qui nous réserve encore bien des surprises. La géologie a fait dans ces dernières années des pas de géant. N'oublions point que les travaux d'Élie de Beaumont sont nés en partie de ses observations sur le massif des Écrins et du Pelvoux. N'oublions pas que c'est en montagne que nos savants actuels sont allés trouver les grandes et géniales idées des nappes de recouvrement qui révolutionnent cette science.

La topographie, la géodésie, sous l'impulsion de commissions spéciales qui fonctionnent parmi nous, nous ont montré qu'elles avaient à glaner une riche moisson dans les altitudes. Quand, au mois de juin, nous nous promenons sur l'Alpe embaumée, il est vraiment grisant de contempler le tapis de lis et de narcisses, rehaussé de martagons et d'asphodèles, cerclé de rhododendrons aux chaudes couleurs et de daphnés aux senteurs exquises. En rentrant à l'hôtel, il nous vient à l'esprit de chercher dans un atlas de fleurs alpines les noms de telle gentiane si différente de celle que nous avons trouvée ailleurs. Et notre instruction commence pour ne s'arrêter que devant le manque du temps que nous avons à y consacrer. Il serait si intéressant de passer par la différentiation des espèces, des genres, à l'étude de la structure intime, à l'étude des pourquoi. « Du pied au sommet des Alpes, nous dit Cézanne, en quelques heures de marche, le botaniste... se transporte de l'Italie à la Laponie; il a observé toutes les flores, tous les climats. »

L'étude de l'art en montagne offre, elle aussi, un champ immense. Dans l'art nouveau, certaines plantes alpines — et parmi les premières nous trouvons le chardon bleu — sont apparues facilement stylisables, avec leurs formes caractéristiques. Et pourtant leur silhouette est presque inconnue et certaines bibliothèques d'art décoratif ne possèdent ni un atlas de fleurs des Alpes, ni un herbier.

En peinture, d'anciennes écoles soutiennent que la montagne n'est pas pittoresque dans le vrai sens du mot. Et voilà que l'affiche commence à apprendre aux foules que ces vieilles idées étaient fausses, comme l'avaient démontré aux initiés les toiles de Calame, de Gustave Doré, de Lortet, de Baud-Bovy, pour ne parler que de ceux qui sont morts. Une nouvelle école naît qui sait grimper, qui va peindre dans les altitudes, échappant aux pentes uniformes du bas et jouissant des intensités de coloration que l'on ne retrouve ailleurs qu'aux déserts du Midi. Il n'y a pas que des colorations extraordinaires dans le monde d'en haut, les lignes elles-mêmes sont harmonieuses et, convenablement choisies, atteignent à des impressions d'art. N'avons-nous pas vu dans des concours photographiques des premiers prix attribués par des jurys composés de grands peintres à des photographies alpestres? Continuons l'œuvre entreprise par la Société des Peintres de Montagne, notre filiale.

Avec l'invasion des foules dans les villégiatures d'en haut, nous voyons apparaître la caricature, humoristique et perfectrice, comme nous l'ont révélé les amusantes compositions du Tartarin dans les Alpes et de la Montagne à travers les âges.

La musique elle-même a de nombreux thèmes mélodiques à glaner : nous trouvons là, avec une saveur particulière. une expression très naïve de l'art. Le gros in-4° des Chansons populaires des Alpes françaises est venu nous éclairer à ce sujet.

Mais il n'y a pas, dans l'Alpinisme, qu'un champ de délassement ou d'étude ; il y a aussi une valeur éducatrice incomparable. L'Alpinisme délie l'intelligence par l'éveil continuel où il la tient, il affermit la volonté par la nécessité d'un labeur patient — le pas du montagnard est comme le pas du bœuf qui lentement chemine — il exalte la sensibilité par la présence des solennelles beautés de la nature. Et ce n'est pas seulement sur l'âme qu'il agit; il met aussi la vie physique en puissance, par une suractivité permanente. Les muscles gagnent en densité, les réflexes s'atténuent par la sédation de tout le système nerveux, et ainsi diminue la tendance à l'impulsivité de nos tempéraments modernes.

Pour donner à l'Alpinisme tout son rôle éducateur, pour éloigner les dangers inhérents à tout sport mal pratiqué, il faut qu'une étude approfondie de la technique de la marche en montagne ait été menée à bien. D'où l'accueil que nous ferons aux récits purement alpins, explorations nouvelles, monographies de nos massifs destinées à servir de guides. Dans la chronique, enfin, nous donnerons des renseignements sur l'état de la Montagne, et sur l'évolution de la vie alpine.

Nous n'aurons garde d'oublier la vie sociale du Club Alpin Français, dont le rôle d'intérêt public se poursuit; cette vie sociale qu'il est profondément intéressant d'étudier sous ses aspects variés, conférences, expéditions, caravanes scolaires, travaux en montagne, etc., dont les rendements particuliers sont divers, mais qui tous concourent au même but ; cette vie sociale dont il faut prévoir l'évolution aux besoins des temps.

Notre programme est vaste, comme notre champ est immense. Il se résumera dans ces mots : Tout ce qui intéresse la montagne, et surtout la haute montagne. Empressons-nous de dire que dans la basse montagne on trouve beaucoup de sujets en connexion directe avec l'étude des altitudes, comme l'ont éprouvé, dans les mortes saisons, nombre d'alpinistes descendus vers des régions plus modestes.

Nous avons l'espoir que cette étude nous conduira à remplir les désirs de ceux qui ont fondé et soutenu notre association, désir si bien exprimé par la devise du Club Alpin Français :

Pour la Patrie, par la Montagne.

Maurice Paillon







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